Paru dans Les Annales des Ponts n°86 mai 1998

DIALOGUES AUTOUR DE LA CREATION MATHEMATIQUE

réunis par Nicolas BOULEAU, Association Laplace-Gauss, 1997

Si vous avez une heure non à tuer mais à vivre passionnément, ouvrez ce livre à n'importe quelle page: vous ne le lâcherez pas avant d'avoir terminé le chapitre, être retourné à sa première page, pour le relire sans doute entièrement. Pourtant Nicolas Bouleau s'y attaque à un genre assez singulier, non exempt de périls: car si l'on connaît bien l'interview du journaliste jouant le naïf ainsi que le dialogue entre spécialistes de domaines différents, il s’agit ici d'entretiens d'un mathématicien avec dix confrères qu'il tient en haute estime, qu'il a rencontrés dans son parcours de recherche et qu'il convie à se livrer sur des thèmes touchant au coeur de leur activité: une invitation à laquelle le lecteur pourrait se sentir de trop.

Pourquoi, comment ces écueils sont-ils évités?

Précisons que le lien unissant ces invités est leur commun intérêt pour la théorie du potentiel qui touche bien sûr à la physique et aux mathématiques; au sein de la physique, elle concerne aussi bien la mécanique que l'électricité ou la thermodynamique; en mathématiques, sont aussi bien sollicitées l'analyse et la géométrie que les probabilités (d'une manière surtout instrumentale, ce qui permet l'économie de la fameuse question sur le dieu jouant le monde aux dés): ce champ multi-domaines et multi-branches attire sans doute des individualités qui portent en elles-mêmes une transversalité particulière et ne se contentent pas , selon le mot de Masatoshi Fukushima, de ²regarder autour de leurs arbres favoris².

De plus, si chacune est brièvement située en tête de dialogue, dans le développement récent des sciences (pour certaines ce serait presque superflu, même pour le non spécialiste), il s'y ajoute quelques "lignes rayonnantes de vie": on ne saura pas si Laurent Schwartz a trouvé ou inventé les distributions, mais on y apprendra sans doute que cinq espèces de papillons portent son nom et que c'est la biscotte trempée dans le thé qui évoque pour Gustave Choquet de lointains plaisirs studieux.

Il faut reconnaître que certains passages sont assez techniques (assortis éventuellement d'un avertissement explicite); mais comme plusieurs invités avouent souffrir également de devoir aligner des calculs, le lecteur ne peut que se sentir littéralement en sympathie avec eux.

L'essentiel n'est en effet pas là: la préoccupation centrale est la question de la création et si Richard Gundy l'ajourne à "la prochaine vie", la plupart s'y attellent avec l'enthousiasme sincère de désespérés d'exception. Que certains se souviennent très précisément des circonstances en apparence anecdotiques de la découverte d'une connexion ou d'un passage, tel le pilier de Notre-Dame auprès duquel on a pu trouver la foi, montre combien il faut apporter de soi-même pour éviter, selon Paul Malliavin, les thèses ²rigoureusement justes et rigoureusement inintéressantes². Que certains, tel David Nualart, préfèrent l’obtention d’un résultat nouveau à la découverte d’idées nouvelles, en fait, qu’ils se posent seulement la question est déjà une spécificité de la création mathématique. La plupart privilégient le chemin, même s’il est ²en zigzags ² et aboutit assez ²près du point de départ². Voyons quelques interrogations célèbres élucidées en ce siècle: une conjecture d’Euler sur l’inexistence de certains carrés gréco-latins (structures algébriques utilisées depuis dans les plans d’expérience) s’est révélée fausse: bien qu’élargissant le champ des possibles, on en a peu parlé. La conjecture des 4 couleurs ( qui suffisent à colorier une carte de géographie régulière tracée sur un plan) n’a surtout éveillé l’intérêt que parce qu’ un programme informatique était pour la première fois un élément décisif de sa démonstration. L’hypothèse du continu (y a-t-il des ensembles de cardinal supérieur au dénombrable et inférieur au continu ?) a reçu une réponse fort troublante d’indécidabilité, mettant chacun devant une responsabilité de choix concernant leur existence ou non. Enfin la plus médiatisée a sans doute été le grand théorème de Fermat sur l’inexistence de solutions à l’équation an + bn = cn pour n entier >2 , alors même que plus personne ne doutait qu’il en fût autrement: mais dès lors que des solutions proposées depuis des siècles se sont révélées imparfaites, mais fertiles par les tentatives pour les rectifier ( ne citons que les idéaux inventés (ou découverts?) par Kümmer à seule fin de corriger, dans sa démonstration, une erreur dépistée par Lejeune-Dirichlet), que pouvons-nous attendre du ² bon chemin ² dégagé récemment, d’ailleurs pour aller plus loin ?

Cette ²petite vérité, cachée dans la nature ² enchante le mathématicien, alors même qu’elle se nichait déjà dans les prémisses. C’est peut-être sa manière de conserver l’âme du bambin jouant à cache-cache et se réjouissant inlassablement de retrouver son grand frère dissimulé derrière la même porte. La moindre appétance des femmes pour la création mathématique, envisagée aussi, dans le dialogue avec Nicole El Karoui, tiendrait-elle en partie à leur rapport à l’enfance, nécessairement différent?

Le dernier entretien, avec Gabriel Mokobodzki, souligne la nécessaire ²générosité ² de toute création féconde:il nous rappelle que le cinéaste coupe et jette beaucoup pour produire son film. Il est vrai que le trait du plus beau dessin de Dürer est de mesure nulle, mais les blancs sont aussi du Dürer, tels les silences après une oeuvre de Mozart. Ce livre doublement fin n’épuise heureusement pas le sujet. Il a justement quelque chose du beau Mystère Picasso de Clouzot.

Vidal COHEN