Revue ESPRIT, nov. 1998

 

Finance et opinion

Nicolas Bouleau*

La finance est un thème tant chargé d'intérêt, que le sens des mots a tendance à flotter si la position de l'auteur n'est pas précisée. Situer un tant soit peu le locuteur est indispensable. Il n'est donc pas inutile que j'évoque mon cheminement personnel sur ces questions. Ayant été amené comme mathématicien à investiguer dès les années 80 les nouvelles techniques financières, j'ai pris conscience du fait que la mise en place des marchés financiers dérivés, où sont cotés et échangés des contrats à terme (années 70 aux USA, années 80 en Asie puis en Europe) n'était pas une décision anodine qui adjoignait de simples salles spécialisées aux bourses traditionnelles, mais devait être considérée comme une prise de pouvoir de la finance sur l'économie, ou du moins, comme une modification des rapports de force, par le fait que les marchés dérivés sont des sortes de médias qui expriment beaucoup plus précisément qu'avant les anticipations et les risques.

Ce fut l'idée centrale de mon livre Martingales et marchés financiers (Odile Jacob 1998). Elle est maintenant largement reprise dans les milieux universitaires, et considérée de plus en plus, aussi bien à l'étranger, comme une évidence. Elle heurte, il est vrai, certains économistes qui pensent pouvoir rendre compte des phénomènes d'opinion avec des équations algébriques, mais il faut savoir que déjà la presse écrite et audiovisuelle spécialisée s'active à perfectionner les services de traitement de cette nouvelle information financière.

Aujourd'hui il me semble, pour ce qui est du travail intellectuel, que le plus urgent est d'analyser la coupure entre la finance et l'opinion. Non pas au niveau philosophique mais dans ses modalités concrètes afin de sortir des grilles que les hommes politiques rabâchent et que les responsables financiers ne prennent pas la peine d'écouter tant c'est éloigné de leurs soucis et de leurs pratiques. Il convient d'étudier à la fois les conséquences de la finance sur l'opinion et la sensibilité de la finance à l'opinion pour se placer sur un terrain où des actions envisageables par les financiers et le monde politique peuvent être proposées et discutées. Je pense à cet égard qu'une véritable charte financière est possible en Europe et qu'elle est souhaitable tant du point de vue de la vie politique que de celui du fonctionnement même de la finance et des marchés. Dans cet article, pour dessiner cette voie et montrer sa faisabilité concrète nous sommes amenés à pénétrer assez en détail les pratiques financières contemporaines et les interprétations courantes qui les relient à l'opinion.

Vis à vis des perturbations financières, la zone Euro ne déçoit pas, pour l'instant dans les grandes lignes, les espoirs de stabilité qui ont présidé à sa mise en place. Elle présente cependant une faiblesse d'une nature particulière par le chômage deux à trois fois plus élevé qu'aux Etats-Unis, au Japon ou au Royaume-Uni qui dégrade son climat social. Cela rend très douloureuse la vulnérabilité des entreprises aux fluctuations des marchés. Là le bât blesse : le pouvoir financier affecte directement l'opinion et conditionne les forces politiques. On s'interroge avec de plus en plus de perplexité, de l'homme de la rue au responsable politique, sur les raisons et le bien fondé des pulsions boursières. L'absence de réponse claire nourrit les extrémismes par des discours faciles. Il ne suffit pas d'écrire comme George Soros assez cyniquement "mettre sur pied un système qui ne profite pas aux spéculateurs, c'est le rôle des autorités" car personne ne s'accorde sur les caractéristiques d'un mouvement spéculatif néfaste s'il s'agit de le définir a priori objectivement, ou du moins, internationalement. Soros le sait bien. Cela présente une certaine analogie avec les espèces nuisibles en écologie : beaucoup moins simple qu'il n'y paraît.

On observe une importance et une autonomie croissante de la finance vis à vis de l'économie. Peut-on pour autant parler de "sphère financière" et de "sphère économique" comme ensembles de préoccupations comparables ? Les registres sont différents et l'opposition plus fondamentale qu'entre disciplines voisines. La finance est une procédure par laquelle s'affrontent aujourd'hui des pouvoirs considérables, elle n'a pas d'autres contenus qu'une règle de jeu et pose d'abord des questions pratiques de savoir si l'on peut modifier ces règles, si elles laissent une marge de manœuvre pour les politiques économiques des Etats, si elles sont dangereuses localement ou globalement.

Elle s'entoure aujourd'hui, avec l'essor des marchés financiers dérivés, d'une haute technicité que le non-spécialiste ne comprend pas et ne peut qu'assimiler à de la spéculation d'autant que les méthodes actuelles d'arbitrage et de couverture en ont tout à fait l'apparence. Cela contribue à couper ces pratiques de l'opinion. Les milieux financiers ne s'en préoccupent guère, habitués qu'ils sont, dans les rapports de force avec la concurrence, à tenter de comprendre en se dévoilant le moins possible. Ils sous-estiment ces enjeux qui risquent de s'aggraver en Europe dans un proche avenir.

Les nouvelles techniques financières

Jusqu'à la seconde guerre mondiale la finance était essentiellement une discipline descriptive de pratiques professionnelles, elle portait sur les aspects institutionnels, juridiques et les calculs d'actuariat pour le crédit et l'actualisation. Pourtant dès les dix-huitième et dix-neuvième siècles elle venait à toucher la notion de risque avec les problèmes d'assurances maritimes et utilisait pour cela les statistiques et le calcul des probabilités. A partir de 1848, date de création du Chicago Board of Trade, suivie en 1874 de celle du Chicago Mercantile Exchange, des contrats à terme sur le commerce des céréales sont cotés et échangés. C'est ce rôle des marchés financiers comme lieu de négociation des risques d'anticipation qui va prendre une ampleur considérable à la fin du vingtième siècle.

Les réflexions sur la crise de 29 furent l'occasion de renouveaux importants de la pensée économique durant le troisième quart du vingtième siècle. La finance devient l'objet d'une théorie charpentée fortement marquée par l'école américaine et quelques grandes figures françaises (Arrow, Debreu, Allais, Lintner, Markowitz, Miller, Modigliani, Samuelson, Sharpe, Tobin, etc). Les constructions les plus significatives sont la théorie de la sélection de portefeuille, l'analyse du risque, les modèles de marchés notamment le CAPM, capital asset pricing model, et ses nombreux perfectionnements.

Pour ce qui est des institutions, les changements les plus importants font suite à la décision de non-convertibilité du dollar en or en août 1971 et le développement mondial des marchés dérivés (produits à terme et optionnels) avec la cotation des options sur devises à Chicago dès 1972 puis des options sur taux d'intérêt et les ouvertures des marchés dérivés à Londres (LIFFE 1982), à Singapour (SIMEX 1984), à Tokyo (TIFFE 1985), à Paris (MATIF 1986, MONEP 1987) et à Francfort (DTB 1990).

La mondialisation et le développement des produits dérivés sont deux phénomènes concomitants qui se superposent, l'un spatial, l'autre qualitatif. On a à juste titre abondamment parlé du premier qui est une mutation historique majeure favorisée par la facilité des communications et des échanges dont les conséquences sont considérables par leur ampleur et leur violence. On peut dire que la finance y joue un rôle important mais elle n'en est pas le seul aspect ni la seule cause. L'échelle du théâtre des relations entre la finance et l'économie a changé et renforce la nécessité de mieux comprendre le fonctionnement des marchés et leurs liens avec les politiques économiques, ce que nous allons faire dans un instant. Mais pour cela, c'est la mutation qualitative qu'il faut d'abord approfondir et sur laquelle nous allons insister car c'est elle qui conditionne les contraintes auxquelles les comportements sont soumis ainsi que les phénomènes d'opinion et d'appréhension des risques. De plus elle est moins connue et mérite aussi pour cela d'être explicitée.

Il se trouve que les problèmes de cotation des nouveaux produits financiers et les questions afférentes à la gestion des portefeuilles qui les contiennent avec les risques qui leur sont attachés, nécessitent des techniques mathématiques très avancées fondées sur le calcul stochastique. Aujourd'hui, en France, cette ingénierie financière fait l'objet de plusieurs DEA dans les départements d'économie ou de mathématiques selon les cas.

La sophistication de ces méthodes ne nous intéresse pas ici excepté sur un point. Elles s'appuient sur une découverte qui est, à mon sens, une rupture épistémologique majeure : la gestion des risques par suivi de marché encore appelée du nom ésotérique de gestion en delta neutre ou gestion par portefeuille simulant. L'idée valut à Black, Scholes et Merton le prix Nobel d'économie en 1997 et apparut sous sa réforme initiale en 1973. Elle consiste à remarquer que l'estimation de la valeur d'un produit dérivé, c'est à dire un contrat à terme optionnel sur une devise, une action ou une matière première, ne nécessite pas l'intervention d'experts en économie pour fournir les probabilités des risques encourus. Elle peut se faire au seul vu de l'agitation actuelle, la volatilité du cours de la devise, de l'action ou de la matière première concernée, puis d'une série de ventes et d'achats au jour le jour qui tiennent compte de l'évolution du marché.

Ce sont ces méthodes qui ont permis l'essor des marchés dérivés. Avant les années 70, les produits à terme étaient peu développés parce qu'ils représentaient des risques trop mal définis. Généralement pour les milieux économiques et politiques la finance constituait un bilan, un affichage des scores des performances économiques. Elle était pensée comme une procédure pour obtenir une mesure comme en physique. Les nouvelles pratiques financières vont modifier cette façon de voir.

A partir des années 70, la facilité de gestion des produits dérivés entraîne leur développement rapide. La finance se met à parler. Dans tous les domaines, devises, actions, taux d'intérêts, matières premières, les options se négocient de gré à gré entre banques et entreprises pour couvrir celles-ci contre les risques et sont échangées sur des marchés organisés qu'il faut se représenter comme de véritables foires aux anticipations. Dès lors la cote des divers instruments à terme indique les prévisions principales des marchés : la finance a pris la parole et par là même un nouveau pouvoir s'est installé. Pouvoir de qui ? La question est fort complexe, aussi délicate que celle du pouvoir des médias. Les réponses rapides ne sont pas les plus éclairantes. Ce qui est sûr, c'est que la finance n'est plus un simple enregistrement de performances. Elle s'est mutée en un système complexe de signifiants et de communication qui statue sur des interprétations économiques conflictuelles par l'intermédiaire d'une évaluation des risques.

Faute de concepts adaptés à cette problématique nouvelle, l'opinion se sert de la très ancienne phobie contre les spéculateurs pour tenter d'exprimer une inquiétude au demeurant fort légitime devant ces pratiques inintelligibles.

La spéculation est-elle la faille du système financier ?

Une approche assez naturelle à cette question est de partir du paradigme du travail et de son opposition au capital. Cette voie, largement investiguée, consiste à resserrer une grille permettant de distinguer le plus nettement possible les gains résultant d'une activité économique productrice de biens ou de services et ceux qui sont purement financiers. Cette analyse oriente au bout du compte les projecteurs sur les spéculateurs et dénonce leur activité comme immorale. Keynes n'était pas loin de voir les choses ainsi : "Lorsque dans un pays, le développement du capital devient le sous-produit de l'activité d'un casino, il risque de s'accomplir dans des conditions défectueuses" au contraire le but des bourses de valeurs devrait être "de canaliser l'investissement nouveau sur les secteurs les plus favorables sur la base des rendements futurs".

Aujourd'hui les économistes ont tendance à récuser cette approche qui débouche sur des jugements normatifs. Ils entendent se placer à un niveau de plus grande objectivité. L'argumentation de base qui figure dans tous les manuels est la suivante : il n'y a pas de spéculation sans risque. Les spéculateurs, souvent, prennent les risques dont les autres ne veulent pas. Par exemple les marchés à terme sont nés aux Etats Unis au dix-neuvième siècle pour permette aux agriculteurs de vendre leur récolte avant la moisson afin de se prémunir contre la variation des cours. Dans une telle situation l'acheteur de la récolte est un spéculateur à la hausse qui prend sur lui un risque dont se défait l'agriculteur. Le bon fonctionnement des marchés est une condition primordiale de leur fonctionnement, objet d'une vive concurrence entre places financières.

Mais cette réponse est incomplète. L'activité spéculative ne se limite pas, loin de là, à des prises de position à terme, qu'on peut appeler la spéculation sur base économique. Une part importante de la spéculation ne relève pas de cette catégorie dans la mesure où l'achat et la vente d'un actif ne sont séparés que de quelques heures, voire de quelques minutes, échéance où la réalité économique n'a pu se modifier. C'est la spéculation sur base psychologique. Les intervenants étant des hommes, en mettant les outils statistiques modernes de son côté, il y a des réponses habituelles du marché à certaines situations ou informations, dont on peut tirer parti pourvu qu'on soit rapide. Les filiales des grandes banques spécialisées dans ce type d'activité ont de fortes rentabilités.

Plus surprenant encore, il est apparu, avec la complexité des produits dérivés, options, futures, swaps, etc., une ingénierie mathématiques savante au sein de laquelle on peut déceler des arbitrages (équivalences de deux produits ou de deux portefeuilles qui ne sont pas cotés au même niveau) de nature purement mathématique. Du point de vue des risques, les marchés ne sont pas un pur jeu de pile ou face, ils présentent de nombreuses non-linéarités. Par exemple le cours du yen en dollars et celui du dollar en yens, qui sont inverses l'un de l'autre ne peuvent être tous les deux assimilés à un jeu de pile ou face. Les mathématiques ont envahi les salles de marchés, les arbitrages qu'elles permettent de découvrir ne sont évidemment pas révélés au public, faute de quoi ils s'évanouissent aussitôt.

Concrètement, il est impossible de distinguer clairement ces trois types d'activité, la spéculation sur base économique se mêle d'appréciations psychologiques et de techniques mathématiques sophistiquées. Mais finalement la vraie question n'est plus de pouvoir trancher théoriquement le fait de savoir si la spéculation est favorable au bon fonctionnement de l'économie. Quand bien même les milieux financiers seraient fondés à le croire, ils doivent prendre acte de ce que l'opinion populaire perçoit très négativement ces activités. C'est un fait, par soi-même important, dans un registre où les efforts de communication sont actuellement peu opérants.

Comme les hommes politiques ne peuvent occulter ce problème, on entend parler périodiquement d'une taxe sur les transactions. Cette idée, préconisée par Keynes déjà, reprise par Tobin, figurait dans le programme du parti socialiste lors des dernières élections législatives françaises. Les spécialistes savent qu'elle se heurte à des obstacles techniques. Non seulement elle pénaliserait les places financières concernées, mais les nouvelles méthodes de gestion de portefeuille par suivi de marché dont l'efficacité a permis l'essor des marchés dérivés, nécessitent un grand nombre de transactions afin de diminuer, si ce n'est effacer, les risques. Cela mettrait en question finalement l'existence même des produits dérivés qui sont, cependant, une invention des plus remarquables de l'après-guerre, par la couverture des risques qu'ils permettent. Aussi l'idée d'une taxe n'aboutit pas, la question reste sans réponse et la défiance demeure et sape la légitimité des décisions financières qui sont perçus comme l'exercice d'un pouvoir injustifié sur la politique économique.

Ainsi l'examen de la question de la spéculation mène au problème de la légitimité des contraintes exercées par les marchés financiers sur les politiques économiques, contraintes par nature internationales et résultant, au moins partiellement, de préoccupations tout à fait futiles des opérateurs. Autrement dit, la finance ne risque-t-elle pas d'être, ici ou là, destructrice de l'économie vraie ?

Finance versus politique économique : une partie de sumo épistémologique

Au début de la crise d'Asie du sud-est, les gouvernements du G15 se sont indignés "qu'indépendamment de fondamentaux économiques solides et d'une forte croissance, la stabilité du système financier de plusieurs pays ait été inquiétée en raison de la volatilité du marché provoquée par des activités spéculatives contre leur monnaie" alors qu'au contraire plusieurs observateurs occidentaux ont considéré que les fondamentaux de certains de ces pays étaient médiocres et que les cours faisaient un réajustement salutaire sur la réalité. Des appréciations similaires ont été apportées plus récemment lors de la chute du rouble. On a là des exemples typiques de désaccord dans l'appréciation de l'économie "vraie" : les fondamentaux. Ils s'accompagnent d'ailleurs d'un accord pour considérer que les cours, après la crise pour les uns, avant pour les autres, peuvent ne pas refléter la réalité.

Quoique les pages économiques des journaux des divers pays présentent des diagnostics et des anticipations très contradictoires, on fait en général dans les commentaires, ainsi que dans les manuels, comme s'il existait une réalité économique objective, les uns ou les autres se trompant sur les fondamentaux - en l'occurrence, ici sans doute, les pays touchés.

Dans cette optique la spéculation et la folie des marchés viennent de ce qu'ils ne remplissent pas correctement leur fonction économique : ils ne sont pas efficients. Cette démarche postérieure à Keynes, prolonge tout à fait sa philosophie économique et l'on trouve chez ce maître des pages brillantes pour fonder la science économique et fustiger les spéculateurs.

Mais l'apparition des nouvelles méthodes de gestion des risques a conduit à revoir les réponses classiques à la question de l'efficience. Sur une durée limitée, trois mois, six mois, considérer qu'un cours est, ou n'est pas, un jeu de pile ou face relève de l'opinion de l'opérateur. Si celui-ci, en fait usage pour gérer ses couvertures, il prend des risques là où il était possible de ne pas en prendre.

A ces remarques techniques, très importantes, s'est ajouté une évolution des mentalités vis à vis de la science et de l'économie en particulier. Le souci de cette discipline de passer sous silence les interprétations subjectives des acteurs pour "faire science" apparaît de plus en plus artificiel.

Ainsi, depuis disons les années 80 et la mondialisation des marchés dérivés, deux points de vue s'affrontent, chacun essayant de s'appuyer sur la science pour se légitimer.

1° La logique financière : les anticipations les plus pertinentes sont fournies par les marchés à terme qui, grâce à la multiplication des produits dérivés, qualifient de façon fine les évolutions attendues sur les devises et les actifs. Les politiques des Etats doivent tenir compte de ces indications, adopter des objectifs différents est coûteux. Il n'y a pas d'économie objectivement vraie qui permettrait de montrer que les marchés s'égarent. Ils sont la seule réalité économique : le "mark to market". Tendances et fondamentaux sont des lectures subjectives que les agents expriment en raison de leur force financière et qui sont intégrées par les marchés.

2° La logique de la politique économique : construire un diagnostic de santé économique d'une entreprise ou d'un pays, fondé sur la compréhension des lois des échanges fournie par la science économique et sur l'appréciation de la qualité des structures et de la compétence des hommes. Puis dénoncer le caractère spéculatif des marchés qui ne refléteraient pas cette analyse.

Une bataille s'engage entre ces deux visions du monde. D'un côté, il est vrai, comme nous le notions à propos de l'Asie du sud-est, que les fondamentaux sont perçus très différemment suivant les intervenants ; d'un autre côté, il est incontestable que les stratégies spéculatives purement psychologiques ou mathématiques employées par bon nombre d'opérateurs n'ont pas grand chose à voir avec un quelconque souci d'allocation convenable des ressources financières. Finalement que retient l'opinion ? La logique financière n'est pas quelque chose à quoi on puisse adhérer. C'est un mécanisme dont les conséquences sont nécessairement perçues comme aveugles et injustes. Ce n'est pas un projet explicite pour l'avenir des productions ou leur localisation. Seules les politiques économiques peuvent être comprises, et susciter des lectures vivifiantes du monde. La finance présente donc un déficit congénital de légitimité vis à vis de l'opinion.

On peut tenter de rendre compte de ces retournements de points de vue, flagrants dans la crise asiatique, en disant que la finance est une amplification due aux comportements mimétiques. Ce langage, souvent employé dans la presse économique est précieux pour qui cherche à préserver la science économique dans sa rationalité objective : il y a des sous-jacents qui évoluent lentement et produisent des retournements instables par l'amplification financière due aux phénomènes psychologiques qui transforment grégairement les opinants en méfiants. On a ainsi retrouvé la voie d'une analyse rationnelle. Mais elle est abstraite. L'analyse des fondamentaux ne peut être menée qu'ex post tant les scores financiers irriguent de signifiants les actions quantitatives des hommes. Elle reste subjective et plurielle pour étayer la prévision.

Finalement pourquoi les cours s'agitent-ils irrégulièrement, sans liens simples et directs avec ce qui se passe dans les exploitations agricoles, dans les usines et dans les bureaux ? Parce que l'incertitude sur la rentabilité d'une politique économique régionale se traduit par des fluctuations des cours. Il y a là une loi financière. Une situation incertaine rapportant 10% avec une chance sur deux et 1% avec la même probabilité n'est pas la même chose qu'une situation sûre avec un gain intermédiaire. L'incertitude, puisqu'il y a cotation, va se répandre dans le temps, c'est une sorte de principe ergodique. C'est ainsi que les actifs cotés sur les places financières des pays émergents qui portent sur des investissements dont la rentabilité est considérée comme incertaine, sont plus agités que ceux des grandes places européennes ou américaines. Pour une devise, c'est en réduisant les incertitudes qu'on a des chances de la mieux stabiliser et non évidemment par des mesures au jour le jour en jouant sur les taux d'intérêts domestiques comme une funambule se sert de son ombrelle.

Partant du constat que la logique financière n'est qu'une procédure pour faire aboutir des conflits d'intérêts et des lectures contradictoires de l'économie, qu'elle est donc impossible à comprendre du point de vue d'une opinion nécessairement localisée dans une politique économique, on ne peut manquer d'être frappé par l'insouciance avec laquelle les milieux financiers font l'impasse sur les conséquences de leur pouvoir sur l'opinion. Une affaire comme celle de Vilvorde suivie de profits exceptionnels de Renault laisse nécessairement des traces en profondeur… Deux critiques majeures sont sources d'inquiétude devant la folie des marchés : d'une part le vertige des comportements mimétiques en cas de crise ou de panique, d'autre part la puissance croissante de l'argent sale issu de la drogue et de la corruption. La finance prend-elle le chemin de se prémunir contre ces dysfonctionnements graves ?

Restreignons-nous à envisager cette question dans ses rapports avec la construction européenne.

Pouvoir financier et opinion : le cas de l'Europe

C'est une évidence que tout au long de son histoire, la construction européenne n'a jamais fait l'objet d'un grand enthousiasme populaire. Si l'on put penser au début des années 70 que le confort matériel apporté par le marché commun allait transformer les esprits, il fallut hélas à la fin des années 80 se rendre à l'évidence que c'est tout le contraire qui était en train de se produire. Ce fut alors une bonne idée d'accrocher le projet européen sur la force montante des marchés financiers et de contraindre le rapprochement des économies des Etats membres pour la constitution d'une monnaie unique. L'avenir de l'Europe en dépendait, il fallait une dynamique.

Maintenant nous y sommes. La période qui s'ouvre va nécessiter plus de précaution dans les discours politiques. Bientôt seront visibles les résultats factuels de la présence de l'Euro. Peu d'économistes se risqueraient à nier que la rigidité du nouveau système devant les chocs asymétriques de la concurrence internationale créera une incertitude et des perturbations accrues sur le marché du travail. Aux jugements moraux sur la spéculation, à la défiance vis à vis de logique financière, vont venir aussi s'ajouter les sarcasmes sur le fait qu'une grande part des transactions sur l'Euro s'effectuera sur la place de Londres.

Omettre ces phénomènes d'opinion est périlleux. Il est indispensable d'élaborer une réglementation financière en Europe, qui soit assez intelligente pour être efficace, et puisse ainsi être expliquée et recueillir vraiment le soutien d'une part de l'opinion.

On a vécu une période où il n'y avait ni ceintures de sécurité ni limitation de vitesse. Aujourd'hui tout le monde admet que la circulation peut se faire à 50 km à l'heure en ville et qu'il est plus agréable de conduire lorsque les usagers respectent le code de la route. Les travaux sur la réglementation prudentielle ont beaucoup progressé. On sait ce qui correspond en finance à la vitesse, facteur de danger qu'il faut limiter, c'est l'effet de levier qui résulte de la propension naturelle des opérateurs à prendre des risques. On connaît mieux les risques de contrepartie dont l'analyse peut permettre la mise en place en finance de distances de sécurité comme sur autoroute, pour éviter les chocs en cascade. Egalement les idées juridiques progressent pour attribuer à l'argent une mémoire et se prémunir contre malversateurs et trafiquants. Néanmoins l'application des règles prudentielles et juridiques avance timidement, de façon souvent non contraignante.

En ce qui concerne le trafic routier, on ne serait évidemment arrivé à rien si on avait laissé la décision entre les mains des constructeurs automobiles. Cependant elle était techniquement aisée et appréhendable par de nombreuses instances, par les collectivités locales notamment. Ce n'est pas le cas en finance. Les progrès ne peuvent venir que des praticiens et la mise au point d'une charte financière européenne ne peut se faire qu'avec les institutions financières elles-mêmes. Il est extrêmement rare qu'une communauté de spécialistes soit capable de prendre conscience de la nécessité de limiter un tant soit peu son propre champ d'action. Aussi, avec les difficultés sociales qui perdurent, la science économique jouant de moins en moins un rôle de relais de la légitimité du pouvoir financier, on risque de s'acheminer vers des réactions sociales violentes et des votes de mécontentement aux conséquences imprévisibles.

Elaborer une charte financière européenne ne vise pas uniquement un effet d'annonce, encore qu'il ne soit pas mauvais en lui-même, il s'agit de construire un équilibre des pouvoirs dans une Europe où l'exécutif politique est plus faible proportionnellement que ceux des états membres.

Nous débouchons donc sur la grande question de savoir s'il est a priori absurde d'envisager la mise en place de règles contraignantes pour la finance en Europe, compte tenu de la mondialisation des échanges et de la concurrence entre places financières et entre établissements bancaires.

Tout dépend de quelles contraintes il s'agit.

Le problème est tout à fait parallèle à celui que rencontrent les entreprises européennes en matière d'environnement, de déchets toxiques et de recyclage. A priori, on penserait que toute réglementation contraignante interdisant depuis Bruxelles certains matériaux ou substances ou imposant le retraitement des pollutions industrielles pénaliserait irrémédiablement les productions européennes sur le marché mondial. Or ce qui se passe est différent, le propre, le recyclable devient lentement un argument de vente. La porte est étroite, mais le passage est possible dès lors que les services de Bruxelles savent dialoguer et évaluer ce qui est tolérable.

Une taxe sur les transactions financières serait brutalement pénalisante et incompatible avec la couverture des produits dérivés qui constituent des assurances précieuses pour les entreprises. En revanche l'affermissement des ratios prudentiels, pour les établissements de marchés et de crédit, la mise en place de contrôles stricts sur les identités des acheteurs et des vendeurs dans les opérations y compris télématiques pour lutter contre le blanchissement de l'argent de la concussion ou de trafics divers, la création d'un observatoire des dépendances financières destiné à limiter au maximum l'effet dominos en cas de krach, sont des mesures qui, progressivement appliquées, vont dans le sens d'un perfectionnement qualitatif compatible avec la concurrence internationale.

L'Europe avance beaucoup trop lentement dans cette voie qui paraît encore sacrilège aux libéraux doctrinaires et le traité de Maastricht ne donne pas les moyens à la banque centrale ni aux autres institutions de traiter ce problème. Elle progresse néanmoins et cela se traduit par de basses volatilités, condition d'une meilleure lecture des fondamentaux économiques, donc corrélativement par une confiance renforcée. Faisons à ce sujet l'observation importante suivante : Ces considérations que la diminution des fluctuations et la transparence de l'économie sont liées et s'impliquent mutuellement, qui ont émergé des réflexions autour des nouveaux produits financiers se trouvent rejoindre certains cadres de pensée allemands sur la stabilité de la monnaie qui sont encrés dans les mentalités d'outre-Rhin pour de tout autres raisons qu'on connaît bien et qui sont dues aux liens ressentis historiquement entre la débâcle monétaire et la faiblesse de la démocratie. Ainsi, on peut dire que la nouvelle logique financière donne à la politique de stabilité des prix une justification et un appui qui étaient loin d'être évidents a priori. La diminution de la volatilité, reflet fidèle de la confiance qu'on peut accorder à une devise, à une action ou plus généralement à une région économique, ne peut résulter que d'un souci permanent et ses effets se font sentir eux-mêmes sur le long terme. On en a eu un exemple récent par le fait que le krach russe a moins affecté la zone Euro que d'autres puissances économiques proches, ainsi qu'il a été noté par plusieurs observateurs.

Conclusion

Une réconciliation de l'opinion populaire avec la finance en Europe est un enjeu majeur. D'autres moyens que ceux évoqués ici peuvent être envisagés. La libéralisation des clubs d'investissements et l'encouragement d'une gestion individuelle de l'épargne contribueraient à combler le fossé qui entoure les professionnels. Cela semble actuellement en mauvaise voie. Les faits récents - pourparlers autour de la nomination du directeur de la banque centrale européenne, alliance de la bourse de Francfort avec celle de Londres en exclusion de la place de Paris - laissent présager dans l'avenir des décisions non commentées qui reportent largement sur les hommes politiques le travail de rapprocher les mentalités. Au demeurant les électeurs n'ayant aucun repère pour souscrire aux enjeux financiers de la concurrence dans laquelle ils vivent et qui les contraint, il n'est pas clair que les urnes donnent aux hommes politiques des mandats leur permettant d'avancer dans cette voie. Il y a pourtant en Europe la possibilité d'une constitution financière volontariste et efficace compatible aussi bien avec les souhaits et les inquiétudes allemandes qu'avec le fonctionnement des marchés et l'allocation internationale des capitaux. Il s'agit d'affirmer sans émotion ni illusion mais avec conviction ferme que le rôle de l'Europe après s'être entre-déchirée pendant des siècles est de montrer au reste du monde un effort de sagesse, chemin qu'elle a commencé à prendre et qui est sa seule justification véritable.

Nicolas Bouleau